Héritiers des Vikings et riverains de la Manche, les Normands ont participé aux grandes heures de la France maritime : l’exploration du Nouveau Monde, la pêche à la morue au large de Terre-Neuve, le commerce colonial, les transatlantiques. Depuis le XVIIIe siècle, Le Havre est l’un des premiers ports français. Aujourd’hui, si les activités traditionnelles (pêche notamment) déclinent, la Normandie trouve de nouvelles opportunités économiques dans le mer.
(L’article suivant est présenté sous la forme d’une interview fictive)
Bien que littorales, les populations de certaines régions françaises n’ont pas développé de relations fortes avec la mer ou alors tardivement. Ce qui ne semble pas le cas des Normands. Pourquoi ?
Je verrais deux raisons :
- L’arrière-pays, riche et peuplé, a stimulé les échanges maritimes. Dans cet hinterland, il y a d’abord la Normandie et, au-delà, l’énorme marché parisien. Vous avez peut-être entendu parler des chasse-marées, ces mareyeurs qui emportaient à cheval les huîtres et le poisson frais des ports normands pour alimenter Paris, la Cour, les villes. Vatel se suicide en 1672 parce que le poisson venu de Dieppe n’est pas parvenu à temps pour le repas qu’il organise au château de Chantilly. A table il y a le prince de Condé et surtout le roi Louis XIV.
- Par son étroitesse, la Manche a favorisé dès la Préhistoire la naissance puis le développement d’un commerce transmanche. Il n’y a que 120 km entre Dieppe et Newhaven en Angleterre.
Les côtes normandes sont-elles hospitalières au développement de relations maritimes ?
Oui et non, beaucoup de côtes sont sableuses ou rocheuses, ce qui est un avantage. Il y a peu de marais littoraux ; ces secteurs longtemps insalubres auraient pu empêcher l’installation des hommes, comme ce fut le cas sur les côtes du Languedoc ou des Landes. Par contre, les falaises posent problème car leur hauteur coupe des villages littoraux de relations maritimes. On a tous en tête les falaises de la Côte d’Albâtre, hautes de 100 mètres. N’oublions pas celles du Bessin.
Peut-on affirmer que les Vikings ont aussi contribué à la vocation maritime de la Normandie ?
Les Vikings étaient un peuple de marins et nul doute que leur installation en Normandie, notamment dans les zones littorales et sur les bords de la Seine, a affirmé la vocation maritime du duché. La linguiste Élisabeth Ridel en apporte une preuve indirecte. Quelque cent cinquante mots de la langue viking sont passés dans le parler régional normand ou dans le français ; or les deux tiers de ces mots relèvent d’un champ lexical bien spécialisé : le domaine maritime. Précisément, l’influence linguistique viking, au demeurant très faible, a principalement affecté le vocabulaire de la navigation, de la construction navale, du paysage littoral et de la pêche.
Attention toutefois à exagérer l’ascendance scandinave. La culture maritime normande est fruit de multiples origines, aussi bien nordiques (viking, on l’a dit, mais aussi hollandaise, anglaise, bretonne) que méditerranéenne. Un fait laisse à réfléchir : quand vers 1295 le roi Philippe le Bel décide de faire construire une flotte à Rouen, il fait venir des charpentiers et autres ouvriers … de Gênes. 400 ans après l’arrivée des Vikings, le savoir-faire normand lui semble donc insuffisant dans l’art de concevoir des navires, tout du moins des navires de guerre.Qui étaient ces Normands qui vivaient de la mer ?
Les gens de mer formaient un groupe très divers, tant au niveau du rang social que des activités. On y rencontrait des marins, des pêcheurs à pied, des terre-neuvas, des sauniers, des officiers de marine, des pilotes de navires marchands, des armateurs et des négociants. Les femmes participaient également aux activités maritimes en ramassant les crustacés, en écaillant les huîtres, en défouissant les vers pour appâter les lignes. Les enfants aussi, qui aidaient leur mère à tendre les filets sur les plages à marée basse, ou qui embarquaient dès l’âge de 12 ans comme mousse. Enfin, des laboureurs ou des journaliers agricoles, des terriens donc, quittaient parfois leur maison plusieurs mois pour participer à des campagnes de pêche lointaine. Comme les paysans cauchois qui embarquaient sur les morutiers. Le gros des effectifs, les pêcheurs et les marins, avaient toutefois un point commun : leur pauvreté voire leur misère. Dans les ports, les autorités se méfiaient d’eux : c’était une population turbulente, qui provoquait des désordres.Quel fut l’âge d’or de la marine normande ?
Pendant la guerre de Cent Ans et au XVIe siècle, la Normandie est sûrement la première région maritime de France. Contre les Anglais, les Normands fournissent l’essentiel des bateaux de la flotte royale et composent l’essentiel des équipages de guerre. A peine quelques années après la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, les Normands lancent leurs propres expéditions outre-Atlantique. Dans les premières années 1500, le Honfleurais Paulmier de Gonneville aurait atteint le Brésil et son compatriote Jean Denis la baie du Saint-Laurent au large du Canada actuel. Dans leur sillage, d’autres Normands arment pour la pêche à la morue au large de Terre-Neuve. Jean Ango, un armateur dieppois, est l’une des grandes figures du XVIe siècle : il finance en partie plusieurs expéditions lointaines en Amérique du Nord, au Brésil et à Sumatra. Autrement dit, les Normands, certes avec retard sur les Espagnols ou les Portugais, participent parmi les premiers Français à l’élargissement des horizons européens au monde entier. Preuve de l’excellence des marins normands, à Dieppe, se tient l’une des écoles d’hydrographie et cartographie les plus réputées d’Occident, une formation indispensable pour les capitaines, les explorateurs et les pilotes de navires.
Ensuite, après le XVIe siècle, ce fut le déclin ?
Disons plutôt que la Normandie n’est plus à l’avant-garde. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’activité des ports continue à croître mais les Normands subissent la concurrence d’autres régions et ports du royaume : les Bretons, particulièrement actifs à Saint-Malo et Nantes, La Rochelle, Bordeaux et la côte basque. Sans oublier les concurrents étrangers, encore plus performants : Anglais et Hollandais.
Intéressons-nous justement aux ports. Le Havre est aujourd’hui le plus grand port normand et le second de France après Marseille. A quand remonte son essor ?
Le Havre est créé sur ordre du roi François 1er en 1517 afin de remplacer le port voisin d’Harfleur obstrué par l’ensablement de l’estuaire de la Seine. L’essor havrais se situe au XVIIIe siècle quand les principales familles marchandes de la ville se lancent dans le commerce avec les Antilles. Des bateaux arment notamment pour le commerce triangulaire. En 1789, Le Havre s’élève au second rang des ports négriers de France.
Avant l’émergence du Havre sous l’Ancien Régime, quel était le plus grand port de Normandie ?
Assurément Rouen. Dès le haut Moyen Âge, avant les premiers raids vikings, cette ville est l’un des principaux ports de l’Europe occidentale. Ses marchands commercent par la voie maritime avec la Frise, l’Angleterre et la façade atlantique de la Gaule (Bordeaux notamment).
C’est paradoxal qu’un port fluvial ait été le plus grand port maritime normand…
Ça n’a rien de si original. Bordeaux ou Nantes sont de grands ports maritimes malgré leur situation à l’intérieur des terres. Dans tous les cas, un fleuve suffisamment profond, en l’occurrence la Seine pour Rouen, permet l’accueil des navires de haute mer. Le rayonnement rouennais s’appuie sur une population importante et une proto-industrie dynamique (draperie) qui stimulent l’offre et la demande – Rouen est jusque vers 1650 la seconde ville du royaume de France. Installée dans la ville, une élite marchande cosmopolite facilite l’intégration du port aux réseaux d’échanges internationaux au Moyen Âge : des juifs d’abord, puis des Italiens, des Castillans et des Portugais.
Nous avons évoqué plusieurs grands ports normands, Rouen, Le Havre, Honfleur, Dieppe ; y a-t-il au sein de cette région, une Normandie plus maritime que l’autre ?
On peut distinguer une Normandie occidentale et une Normandie orientale plus orientée vers la mer, les échanges internationaux et la pêche lointaine. Jusqu’au XIXe siècle, il n’y avait pas de grands ports à l’ouest, entre Honfleur et la baie du Mont-Saint-Michel. A l’exception de Granville toutefois. Depuis l’aménagement de la rade de Cherbourg, la croissance de Caen-Ouistreham et les déclins de Dieppe et d’Honfleur, le déséquilibre s’est atténué.
Au XIXe siècle, la vogue des bains de mer rend les côtes normandes particulièrement attractives : se développent des stations balnéaires comme Dieppe, Le Havre ou naissent de nouvelles villes comme Deauville ou Cabourg… Les Normands démarrent-ils une nouvelle histoire avec la mer ?
Je serai nuancé car les promoteurs de ce développement ne sont pas, dans un premier temps, des Normands. Sur la Côte fleurie, c’est le duc de Morny, demi-frère de Napoléon III, qui développe Deauville. Cabourg est une création d’Henri Durand-Morimbeau, avocat parisien et Achille Collin, secrétaire du théâtre de la porte Saint-Martin. Dans les années 1850, ils font construire un casino, dessinent les avenues en étoile, fondent des villas. A l’origine, les touristes qui fréquentent ces stations appartiennent aussi à la bourgeoisie et à l’aristocratie parisienne. L’historien Olivier Chaline s’interroge : les Normands d’aujourd’hui ont-ils tourné le dos à la mer ? Quels sont les indices d’un retrait normand ? Depuis la fermeture des Ateliers et Chantiers du Havre en 1987, on ne construit plus et ne répare plus de gros navires en Normandie. Il est de plus en plus difficile de croiser dans les villes du littoral normand des gens de mer : soit ils ont disparu, soit ils ont été relégués dans des zones industrialo-portuaires. La grande aventure des marins granvillais ou fécampois qui partaient pêcher la morue au large de l’Islande ou de Terre-Neuve s’est arrêtée au cours du siècle dernier. Bien que la population littorale croisse globalement, elle a coupé les ponts avec la mer. La Manche n’est plus qu’un joli cadre de vie, au mieux une eau de baignade.La Normandie est-elle encore une région maritime ?
La Normandie a une économie en partie liée à la mer. Les côtes normandes restent une destination touristique de premier plan. Le tourisme de mémoire a confirmé cette attractivité en mettant en valeur les plages du débarquement allié. Depuis le XIXe siècle, Le Havre demeure le deuxième port de commerce de France, une place renforcée par l’aménagement récent de Port 2000 pour accueillir les porte-conteneurs. La pêche anime une notable série de ports normands : Granville d’abord, Cherbourg, Grandcamp, Port-en-Bessin, Dieppe ou Fécamp… Mais ils ne rivalisent pas en termes de densité et d’importance avec la Bretagne.
Les Normands peuvent-ils renouer avec la mer ?
La conchyliculture, c’est-à-dire la culture des coquillages (je pense aux huîtres et aux moules) est un secteur en développement depuis les années 1960. Qui sait que la Normandie a réussi à se hisser en 2009 à la tête des régions ostréicoles et moulières de France ? On parle de plus en plus d’Énergies Marines Renouvelables (EMR). Les acteurs économiques et les élus normands essaient de se placer sur ce créneau d’avenir. D’ici 2020, des parcs éoliens en mer devraient être érigés au large de Courseulles, de Dieppe et du Tréport. GDF-Suez se prépare même à l’immersion d’hydroliennes dans le raz Blanchard, au pied du cap de la Hague.
Pour en savoir plus
- Article sur ce site : Les Normands et la mer : une histoire périlleuse
- Article sur ce site : Comment les Normands ont-ils pu vivre de la mer ?
- Olivier Chaline, La Normandie, un destin entre terre et mer, Découvertes Gallimard, 2010
la notmakdir aux mormands la mouette