Victor Hugo l’aurait qualifiée de « plus belles ruines de France ». Probablement des propos apocryphes ; il n’empêche que l’abbaye de Jumièges impressionne par la majesté et l’élégance de ses restes architecturaux. Elle fut au Moyen Âge l’une des plus riches et célèbres abbayes de Normandie. Son histoire fut à la hauteur.
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Déchéance après la Révolution
Est-ce des siècles d’abandon qui ont transformé l’abbaye en vénérables ruines ? Pas totalement. Pendant la Révolution, les députés votèrent la fermeture de tous les monastères de France ; les moines durent quitter Jumièges et les bâtiments, nationalisés, furent mis en vente. Dénués de scrupules, les deux premiers acquéreurs, un agent immobilier puis un marchand, saisirent l’intérêt du domaine : de Jumièges, ils feraient une carrière à matériaux en démolissant les murs. Le cloître, le dortoir, le réfectoire furent abattus. Il fallut employer la poudre pour venir à bout du chœur et du transept de Notre-Dame, l’église abbatiale. Quelques pierres sculptées partirent outre-Manche décorer le château d’un ambassadeur. A coups de pioches et d’explosions, les 2/3 de l’abbaye disparurent en moins de trente ans.
Malgré ces pertes, les grandes ruines subsistantes, notamment ces deux hautes tours qui émergent de la cime des arbres, témoignent encore de l’ancienne richesse et puissance de cette abbaye.
La réussite de saint Philibert (VIIe-Xe siècle)
Dès le départ, les conditions étaient réunies pour que Jumièges connaisse un destin magnifique. L’abbaye naquit il y a bien longtemps, en l’an 654, une dizaine d’années après la mort du roi Dagobert. Son fondateur, le moine itinérant Philibert était un personnage remarquable et infatigable. Dans son projet, Philibert reçut un appui en haut lieu : la reine Bathilde dota la nouvelle abbaye d’immenses domaines. Et comme peu après sa mort, Philibert fut canonisé, les pèlerins se hâtèrent de se rendre à Jumièges pour découvrir la cellule du saint. Le rayonnement du site grandit.
A cette époque l’abbaye renfermait quatre églises et battait monnaie. De la Seine, les pêcheurs qui travaillaient pour les moines capturaient parfois des cétacés. Leur graisse abondante servait à l’alimentation des lampes du monastère.
Le fleuve apportait du poisson ; il amena aussi les Vikings. Dès 841, ces guerriers du Nord lorgnèrent sur cette abbaye prospère, sans défense, et idéalement située sur leur route. Ils ne manquèrent pas de la piller et de la brûler. Ironie de l’histoire, le monastère fut relevé vers 940, par Guillaume Longue Epée, duc de Normandie et fils de ces Vikings qui firent tant souffrir les clercs et les églises.
Deuxième vie (XIe-XIVe siècle)
Preuve qu’après les raids vikings, la prospérité était revenue, l’abbé Robert Champart entreprit en 1040 la reconstruction de l’église Notre-Dame. Après vingt-sept ans de travaux, Guillaume le Conquérant, fraîchement revenu du royaume d’Angleterre qu’il venait de conquérir, assista à la dédicace de l’édifice religieux, entouré de l’archevêque de Rouen, des évêques de Normandie et d’une foule de barons. C’est cette église qui se dresse aujourd’hui face aux visiteurs, une fois la porterie franchie. Son style roman est austère mais les tours, culminant à 45 m et travaillées à leur sommet, donnent une certaine légèreté à la façade.
L’abbé Robert Champart et ses successeurs ont pu lancer un chantier aussi audacieux car ils pouvaient compter sur les immenses ressources du monastère. Nombre de seigneurs, soucieux de sauver leur âme, offrirent des terres, des rentes, des dîmes, des moulins… L’abbaye se retrouva à la tête d’un immense patrimoine mobilier et immobilier, dépassant largement le cadre de la vallée de la Seine. Jumièges gérait par exemple des biens en Île-de-France, et en Angleterre. Les revenus dépassaient les besoins du monastère, les surplus permettant le financement de travaux d’embellissement qui ne cessèrent qu’aux environs de l’an 1350.
Une vie de moine
Au milieu du XIIIe siècle, une cinquantaine de moines vivaient dans l’abbaye. A ce chiffre, s’ajoutait le personnel à leur service et logé sur place : domestiques, cuisiniers, artisans, gardiens… Soit à peu près autant que les religieux.
En tant que bénédictins, les moines, suivaient, au quotidien, la règle de saint Benoît. Leur journée était rythmée par huit offices religieux, annoncés par le tintement des cloches. Même au milieu de la nuit, un office obligeait les moines à quitter leur lit pour rejoindre leur froide église. En somme, les moines se consacraient essentiellement à la prière, afin d’assurer le salut de leur bienfaiteurs et du reste de la chrétienté. Certains avaient des charges supplémentaires. Au premier rang l’abbé, qui dirigeait la communauté. Le cellérier veillait au cellier et donc à l’approvisionnement en nourriture et en boissons. L’aumônier était chargé de l’accueil des pauvres et des pèlerins à l’entrée de l’abbaye. Le chantre organisait les offices et les cérémonies…
Toutefois, aucun des moines ne travaillaient aux champs. La seule activité manuelle se limitait à la copie de manuscrits. Entre les offices, les religieux pouvaient lire ou se promener sous les galeries du cloître ou dans les jardins.
Heurts et malheurs (XIVe-XVIIIe siècle)
La belle vie ? Pas toujours. La sérénité des lieux était parfois troublée par l’irruption de bandes armées. Ce fut le cas pendant la guerre de Cent Ans aux XIVe et XVe siècles ou pendant les guerres de religion au siècle suivant. Autant d’occasions pour piller le trésor et les réserves de denrées. Les conflits amenaient des réfugiés sans toit et les famines, des hordes de mendiants.
Le quotidien régulier des moines était parfois bousculé par l’arrivée d’un haut personnage. En 1450, le roi Charles VII résida cinq semaines à l’abbaye. Sa maîtresse, la belle Agnès Sorel, le rejoignit mais elle dut loger dans un manoir à quelques kilomètres. Pas question que l’enceinte du monastère abrite des amours adultères.
C’est un peu la faute de ce même Charles VII si le monastère se releva difficilement après la guerre de Cent Ans. Le roi avait décidé, comme pour de nombreuses autres abbayes, que l’abbé ne serait plus élu par les moines mais nommé par lui-même. Une manière à peu de frais de placer ses protégés à qui il attribuait une grosse partie des revenus monastiques. Ces abbés dits « commendataires » n’étaient pas toujours membres du clergé et n’avaient aucune obligation de résidence. Par leur appétit, ces personnages plombèrent les finances de Jumièges.
Mais, nous l’avons dit, ce ne sont pas les abbés commendataires mais les Révolutionnaires qui eurent raison des mille ans d’activité de l’abbaye. Après la démolition d’une grande partie des bâtiments, le domaine fut acheté en 1853, par Aimé Lepel Cointet, agent de change à Paris. Les destructions s’arrêtèrent et c’est à cet homme qu’on doit l’ambiance romantique actuelle. Il planta les érables, les hêtres pourpres et les charmes. Aujourd’hui, le visiteur se plait à distinguer les ruines cachées par ces arbres.
Bibliographie
- Jacques Le Maho, L’abbaye de Jumièges, éditions du Patrimoine, 2001
Très belle synthèse de l’histoire si touffue de Jumièges. Qu’il me soit permis d’ajouter le nom de Casimir Caumont qui, avant Lepel-Cointet, stoppa la destruction de l’abbaye. Encore bravo et à vous lire.
Merci pour ces compliments et cette précision. Bon travail pour le Canard de Duclair.
J’ai beaucoup aimé les commentaires sur Jumièges ! Malheureusement le temps et conflits successifs ont eu raison de cette beauté architectural .