Pendant que le duc Guillaume de Normandie s’empare du royaume d’Angleterre en 1066, d’autres Normands s’illustrent dans une aventure militaire tout aussi improbable : s’imposer dans le sud de l’Italie. On trouve principalement à la manœuvre une famille du Cotentin : les Hauteville. Ces modestes chevaliers réussissent à chasser les Byzantins, l’armée du pape et les Sarrasins. Unifiés, les différents territoires conquis par les Normands deviennent en 1130 le brillant royaume de Sicile. Comment un tel accomplissement a-t-il été possible si loin de la Normandie et malgré le manque d’hommes et de moyens ?
(L’article suivant est présenté sous forme d’interview fictive)
Les premiers aventuriers normands arrivent en Italie du sud, peut-être autour de l’an 1000, plus sûrement dès les années 1020. Qu’est-ce qui les a poussés à l’autre extrémité de l’Europe, à 2000 km de leur patrie ?
Sur le plan politique, l’Italie du sud est fragmentée. S’y accrochent quelques pans de l’Empire byzantin à côté d’une multitude d’États nains comme le duché de Naples, les principautés de Capoue, de Salerne et de Bénévent… Sans oublier les Sarrasins, qui occupent la Sicile. Tout ce petit monde se combat, souvent en faisant appel à des mercenaires. Les Normands répondent présents. Ils servent tous les camps, même les Sarrasins.
Qu’est-ce qui attire les Normands dans ces régions au bord de la Méditerranée ?
Certains Normands connaissent ces régions : en tant que pèlerins, ils les ont traversées pour se rendre à Jérusalem. De retour en Normandie, ils ont sûrement vanté la beauté des paysages, la richesse des terres et l’argent facile à se faire pour peu qu’on sache combattre. En quête de gloire et de gain, des petits chevaliers normands émigrent donc jusqu’en Italie du Sud. Les puissants de la région sont ravis d’embaucher ces redoutables guerriers, mais l’opération s’avère une erreur politique. Car, peu à peu, ces combattants, au lieu de servir, finissent par se servir. Ils entreprennent des expéditions pour leur propre compte et conquièrent des territoires.
La conquête italienne se distingue donc de la conquête de l’Angleterre…
En 1066, la conquête de l’Angleterre est menée par un prince, le duc Guillaume de Normandie, pour un motif légitime, du moins présentée comme légitime : récupérer un trône usurpé. Dans le cas italien, on a plusieurs chefs normands, sans grand moyen, sans ascendance prestigieuse et sans objectif politique précis. Ce sont des aventuriers. Une fois sur place, certains s’ouvrent des desseins inespérés.
Vous pensez à la famille de Hauteville…
Oui, c’est la famille la plus impliquée dans la conquête italienne. Elle vient du Cotentin, précisément d’Hauteville-la-Guichard selon la tradition. Petit noble, Tancrède de Hauteville a douze fils. Beaucoup trop pour espérer que chacun puisse vivre de sa part d’héritage. La plupart d’entre eux quittent donc la Normandie dans l’espoir de trouver fortune ailleurs, sur les champs de bataille et dans les opérations de pillage. Deux noms s’illustrent particulièrement en Italie. Robert Guiscard et Roger. En 1059, après plusieurs expéditions victorieuses, Robert Guiscard, c’est-à-dire « le rusé », est reconnu par le pape duc de Pouille et de Calabre. Le second Roger s’empare, avec l’aide de son frère Robert Guiscard, de la Sicile au détriment des Sarrasins. Un autre Normand, Richard d’Aversa — il n’appartient pas à la famille de Hauteville — devient prince de Capoue.
Comment expliquer le succès des Normands ?
Bien sûr, il faut d’abord en attribuer le mérite à Roger et à Robert Guiscard. Ce sont d’excellents combattants, de bons stratèges et des chefs audacieux. Ils ne mettent pas de limites à leur ambition. C’est ainsi que Robert envisage de soumettre le puissant et vénérable Empire byzantin. En 1085, sa mort dans l’île grecque de Céphalonie met soudainement fin à ce rêve impérial. Plus généralement, il faut bien comprendre que les Normands représentent en Europe une élite de combattants. Leur force repose sur la cavalerie lourde : des chevaliers armés de lance et protégés par une cotte de mailles et par un bouclier chargent leurs adversaires au galop du cheval. Cette redoutable forme d’attaque n’existe pas en Italie du sud. Comme les châteaux à motte que les Normands implantent un peu pourtant pour se défendre et tenir leurs nouvelles possessions. Pour autant, cette supériorité militaire ne doit pas laisser croire à une conquête facile et rapide.
Quels sont les obstacles qui freinent l’avancée des Normands en Italie ?
D’abord, ils sont peu nombreux malgré l’arrivée régulière de renforts venus de Normandie, et d’autres régions du royaume de France (Île-de-France, Anjou…). On suppose que la conquête de la Sicile mobilise seulement quelques centaines de chevaliers. Ensuite, les Normands sont eux-mêmes divisés ; les frères Hauteville ne s’entendent pas toujours. Enfin, au fur et à mesure de l’affirmation des Hauteville, les barons locaux tentent de faire vaciller leur joug par des révoltes. Toutes ces difficultés expliquent que la soumission de la Sicile entière s’étend sur environ trente ans (1060-1091).
À l’issue de cette phase de conquête émerge le royaume de Sicile…
En 1130, Roger II, fils de Roger de Hauteville et neveu de Robert Guiscard, se fait reconnaître roi par le pape Anaclet II, qui a besoin d’alliés contre l’empereur germanique. Après Guillaume le Conquérant, un deuxième Normand arrive donc à ceindre une couronne. Par héritage, par la force et la négociation, Roger II de Sicile parvient à réunir les différents États normands d’Italie du Sud.
Quelle est la capitale de ce nouveau royaume ?
Palerme. C’est d’ailleurs dans sa cathédrale, une ancienne mosquée, que Roger II est couronné.
À la croisée des mondes grec, latin et arabe, ce royaume de Sicile est souvent présenté comme un modèle de tolérance au cœur d’un Moyen Âge meurtri par les guerres de religion. Est-ce vrai ?
Leur royaume étant multiculturel, les souverains de Sicile favorisent en effet la cohabitation entre les communautés. Bien que chrétiens de rite latin, ils ne persécutent pas les musulmans, les juifs ou les Grecs orthodoxes. Chacun est libre de pratiquer sa religion, conserve ses chefs religieux et est jugé selon ses propres lois. Ce qui n’exclut pas des violences de la part de certains habitants moins tolérants. On est alors en pleine période de croisades.
Ce multiculturalisme se traduit-il au niveau de l’administration et du gouvernement ?
Oui, car même si les barons sont normands ou francs, les rois s’entourent d’un gouvernement plus mixte. La chancellerie s’exprime en trois langues (latin, grec, arabe) et une partie du personnel est arabe ou grec. D’ailleurs, Roger II de Sicile prend pour principal ministre Georges d’Antioche, un Grec orthodoxe de Syrie, qui porte le titre d’émir des émirs. C’est dire le cosmopolitisme de la cour. L’administration de proximité reste aux mains des locaux, par exemple les Arabes en Sicile, car ils forment alors la majorité de la population. Là encore, la situation anglaise se distingue de l’italienne. En Angleterre, les Normands s’imposent plus brutalement, en chassant les cadres anciens et en important leur langue.
Ce royaume de Sicile, dirigé par des descendants d’aventuriers, est-il une réussite ?
L’historien François Menant juge que, dans la seconde moitié du XIIe siècle, les Normands façonnent « l’une des grandes monarchies d’Occident, peut-être même la plus riche et la plus efficace de toutes ». Une réussite liée notamment à l’héritage administratif laissé par les Byzantins et les musulmans. Fascinés par cette civilisation teintée d’Orient, les Normands ont puisé dans ces différentes traditions. Quitte à reprendre des pratiques scandaleuses aux yeux d’un chrétien. Par exemple, Roger II de Sicile dispose de son harem ! Y sont enfermées des femmes musulmanes sous la surveillance d’un eunuque.
Comment finit le royaume de Sicile ?
D’un certain point de vue, ce royaume s’avérera beaucoup plus durable que le duché de Normandie. De part et d’autre du détroit de Messine, il survit (sous le nom exact de royaume des Deux-Sicile) jusqu’à l’unification italienne au XIXe siècle. Entre temps, la dynastie normande s’est éteinte et une succession de maîtres « étrangers » se sont saisis de la couronne. Dans cette longue période, je retiendrais, pour l’ironie de l’histoire, l’an 1266. À l’issue de la bataille de Bénévent, le lointain descendant de Roger II de Sicile, Manfred, est tué par Charles d’Anjou qui s’affirme du même coup comme le nouveau maître du royaume. Or Charles d’Anjou est le petit-fils de Philippe Auguste, le conquérant de la Normandie. D’où cette conclusion : tant sur les rives de la Manche qu’au bord de la Méditerranée, les Capétiens resteront dans l’histoire comme les bourreaux des États normands.
À lire
- Florian Mazel, « 1066. Des Normands aux quatre coins du monde », dans Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Seuil, 2016, p.128-131
- François Neveux, L’aventure des Normands (VIIIe-XIIIe siècle), Perrin, 2006.
- « Les Normands en Méditerranée aux XIe et XIIe siècles », Dossiers d’archéologie, décembre 2004-janvier 2005
- La série BD, Italia Normannorum, chez l’éditeur Assor BD
Bonjour,
Je vis en Sicile entre Siracusa et Palazzolo Acreide, un petit village connu pour le Style Liberty et la musique.
Je suis à Canicattini Bagni depuis 10 mois.
J’apprends toute cette histoire depuis peu avec les normands.
Ici, j’ai été très bien accueillie, je partage ma langue française avec une professeur de français, sicilienne.
Les élèves aiment notre langue, notre pays.
Mais il ne parle pas vraiment de la Normandie, de l’Anjou.
Seulement de Paris et de Nice.
Ils connaissent maintenant un peu Nantes, la ville d’où je viens.
Merci pour cet article que je vais partager sur mon LinkedIn.
Je suis curieuse d’apprendre toujours.
Il y a ici un endroit que je n’ai pas encore visité qui était une sorte de domaine, château.
Le village y prépare un tournage d’une saga Canicattinaise.
Au plaisir de vous lire.
Élisabeth Sorin Vilette étant mon nom marital que j’ai gardé.
Mais ici je suis Élisabeth Sorin, mon nom de naissance.